« Ce n’est pas la première fois que je m’engage dans une marche de plusieurs heures, je l’ai déjà vécu, ressenti dans mon corps, même si les souvenirs sont lointains.
Samedi, le petit matin. Quelques explications des kyochis. Je n’ai pas d’appréhensions, j’ai hâte de commencer, de vivre cette marche avec tout le vécu accumulé depuis la dernière.
Prendre la posture… rentrer dans la marche… entièrement… sans se perdre. Je me concentre sur ma respiration et j’explore les espaces qui me sont offerts. C’est agréable, je trouve mon rythme. Dans ce voyage méditatif, j’essaye de ralentir le plus possible… mais ça ne dure pas.
Je ne sais pas dire après combien de temps mais je commence à m’égarer.
Des souvenirs de la première marche reviennent mais je n’ai pas envie de vivre cette marche comme la précédente, je veux expérimenter des choses nouvelles.
Je me concentre pour revenir. C’est difficile, la question du temps passé et restant à marcher me tombe dessus! La tuile! Je ne voulais surtout pas y penser…
Finalement je retrouve une marche plus apaisée, peut être plus rapide que je ne le voudrais mais qu’importe… je marche ici et maintenant. C’est le plus important.
Alors que je ne m’y attend pas, c’est terminé : fin de la marche… déjà?…
Que retenir de ce moment ?
Beaucoup de souvenirs dans le corps et une question qui émerge : et si c’était le chemin qui décide de ce que l’on vit pendant le voyage ?…»
Y.V
« Qu’est-ce qui me fait me lever chaque matin ?
Quelle est cette force qui me tire du lit très tôt ce jour là, alors qu’il fait nuit encore, pour aller tourner en rond avec mes camarades de pratique ?
L’entreprise a l’air un peu folle, insensée, artificielle voire ridicule ; j’accepte la proposition de pratique en confiance pourtant, j’entre dans ce temps comme par nécessité libre, libre nécessité.
Le premier pas entraîne tous les autres, le premier pas est lui-même déterminé du dehors par la voix des Kyoshis qui nous invitent à nous installer sur le cercle, à faire cercle – nécessité du guide, de l’enseignant, de celui qui sait plus que moi -. Je sens que le choix ou le simple fait de commencer est, immédiatement, engagement à continuer pas à pas ; c’est parti, jouer le rôle jusqu’au bout.
Sur le cercle qui m’excède, devant, derrière, comme accrochée à un grand mécanisme par les pieds, le ventre et le regard, s’impose ce nécessaire mouvement vers l’avant … pas de retour ou renoncement possible, mais des tours et des tours, un tour après l’autre, je suis « marchante », comme dessaisie de la volonté du sujet et traversée par l’affirmation d’autre chose que le vouloir ou par l’affirmation continuée d’un autre étage du vouloir, plus bas, plus grave, plus vrai, dans le centre, dans mon corps qui s’éprouve et se structure dans cette expérience de ce qui le dépasse – le groupe, la proposition des enseignants, le fond mystérieux qui soutient cet art … la nuit, l’empereur, le passage de la nuit au jour – , dans ce manège en branle, sensation que se joue là une individuation plus forte et plus ancrée de moi-même.
Tenir debout/assis, marcher sans intention, reliée par le fil invisible du hara au vide si dense de l’espace ouvert par les bras qui offrent ; comme un astre, ancré en terre, fragile et fort, temporel et éternel*, sentir tout ce qui s’offre, plaisir, douleur, poids, légèreté, nausées, toutes les vérités dans mon ventre, et leur passage comme vérité éternelle.
Ça commence, ça marche, foi-force attachée au savoir inconscient que mon propre mouvement m’échappe, se réamorce en moi sans moi et recevra de l’extérieur le signe de son repos, confiance dans la continuité.
Continuité non démentie (même si elle est parfois atteinte, creusée en son fond, pour être plus forte) de la poussée interne de la vie ; l’autre (le guide, l’enseignant, la convention 4h, 10h…), le Grand Autre (?), sauront toujours bien s’arranger de la fin et du (re)commencement, ne reste que la libre nécessité de continuer de vivre, d’être vivant, de sentir…»
C.N
* « Celui pour qui le temps est comme l’éternité
Et l’éternité comme le temps
Celui-là est libéré de tout conflit »
Jacob BOHEM (1575- 1624)